L’abstention ne reflète pas un désintérêt pour la politique, mais un rejet du système partisan
Lorsqu'on voit le taux d'abstention aux élections européennes à 50%, à quoi pensez-vous qu'il soit dû?
Je pense que cela correspond à ce que disent les citoyens dans les sondages ou dans les recherches de science politique : on n’a plus confiance dans les dirigeants politiques, on n’a plus confiance dans les partis. On vote de plus en plus pour éviter les pires et ce n’est pas très motivant. Quand on a l’impression que le système politique n’entend pas les demandes des citoyens, que notre voix ne pèse pas, pourquoi participer à un système qui vous semble étranger, finalement, loin de vous, et loin des gens comme nous ?
Faut-il voir dans cette perte de confiance, une cause possible d’erreurs politiques ou plutôt un désintérêt des citoyens ?
Je ne pense pas qu’il y ait un désintérêt des citoyens par rapport à la politique. Prenez le cas de la France, on a assisté à des mouvements sociaux très forts au cours des dernières années. Donc il y a bien une activité politique forte chez les citoyens, mais elle ne trouve plus le même écho dans le système politique institutionnel qu’auparavant. Et ce décalage-là ne reflète pas un désintérêt par rapport à la politique, c’est un éloignement du système politique fondé sur les partis et leur concurrence électorale.
Alors oui, évidemment il y a des erreurs politiques au sens où par exemple Macron se fait réélire, avance une méthode différente et fait l’inverse. Alors on peut dire que ça, ça renforce la perte de crédibilité du système politique. Mais si c’était simplement des erreurs tactiques de tel ou tel parti, on verrait du coup d’autres partis, non seulement monter en puissance électorale, mais aussi redonner de la crédibilité au système politique dans son ensemble. Or, que ce soit en France ou à l’échelle européenne, ce n’est pas la tendance.
En raison de cette perte de crédibilité, les électeurs n’ont plus confiance ?
Voilà. Et aussi le fait que de plus en plus de politiciennes et politiciens soient polarisés sur le court terme des prochaines expériences électorales, des coûts tactiques. La crédibilité a tendance à se réduire de plus en plus à ces horizons parce que les partis perdent leur substance, les dirigeants politiques n’ayant pas été confrontés à de grandes épreuves historiques comme la guerre et la résistance. Finalement, ces dirigeants sont un peu secs, un peu futiles, formés par les jeux tacticiens, souvent depuis leur plus jeune âge ou l’université.
Pensez-vous que la crise de confiance envers les partis modérés entraîne un rejet de la démocratie elle-même ?
Les enquêtes montrent que les citoyens restent globalement très favorables à la démocratie, même s’il y a une certaine baisse. Mais ce régime politique peut être conçu autrement et il est intéressant de voir que deux demandes, différentes et en tension, se font jour. La majorité des citoyens français et européens soutiennent l’institutionnalisation du référendum d’initiative citoyenne, le développement de la démocratie participative, des conventions citoyennes, et l’inclusion des experts dans la prise de décision.
Les partis deviendraient les adversaires de ces deux tendances ?
Tout à fait, parce qu’on a l’impression qu’ils ne travaillent plus pour l’intérêt général et qu’ils sont coupés des citoyens. Mais évidemment, entre la demande d’expertise et la demande de participation, il y a une tension, laquelle est renforcée par une troisième demande, une demande de protection. Celle-ci peut virer à une demande d’autoritarisme, une demande de sécurité dans un monde qui change, le futur restant incertain, voire noir. Alors, la demande d’autorité peut devenir majoritaire. C’est aussi sur elle que l’extrême droite peut compter.
Ces différents partis jouent-ils de nos insécurités pour parvenir à leurs fins ?
Oui. Quand on ressent une insécurité face à la situation actuelle, et encore plus en pensant à l’avenir, quand on ne sait pas quel sera le futur pour nos enfants, et quand les traditions culturelles sont bousculées par les évolutions de la société, il est naturel de se sentir vulnérable. Cela se traduit par une demande accrue de sécurité, que ce soit à travers un besoin de services publics renforcés, notamment dans les zones rurales où ils sont souvent absents, ou par l’envie d’une figure forte capable de rétablir l’ordre.
Qu'en est-il d'une éventuelle remise en question du système démocratique au niveau européen ? Peut-on en observer les conséquences ?
Par rapport à cette situation, on n’a pas l’impression que les partis se remettent énormément en question. Non. On voit qu’ils essaient des solutions pour faire face à cette crise, mais ces solutions restent dans un vieux cadre.
Les partis occupent une position centrale, car c’est à eux qu’incombe la responsabilité de sélectionner le personnel politique, en représentant les électeurs. Ils doivent pouvoir prendre ces décisions, même si cela va parfois à l’encontre de la majorité de leurs concitoyens. Bien qu’il existe des tentations populistes et technocratiques, il manque une véritable réflexion, et encore plus une pratique concrète, pour transformer le système partisan tel qu’il a existé pendant l’âge d’or de la démocratie occidentale, dans les décennies suivant la Seconde Guerre mondiale.
Dans ce cas là, est ce que l’Europe s’adapte au XXIe siècle ? Les citoyens ont-ils encore de l'espoir dans une communauté européenne ?
Les conditions politiques d’avant, c’était ce système qui était basé sur les partis forts, qui permettait une communication entre citoyens et décideurs. Ça s’affaiblit. Aujourd’hui, la majorité des citoyens européens ne pensent pas que les partis favorisent une bonne communication entre les citoyens et les dirigeants. Avec la globalisation d’aujourd’hui, l’efficacité de l’État-nation est limitée. Et du coup, ces deux conditions politiques sont fragilisées.
Et puis, au-delà de la politique, l’Europe était, avec l’Amérique du Nord, au centre du monde. Elle était bien insérée dans la division internationale et pouvait redistribuer les ressources à ses propres citoyens.
Aujourd’hui, on est obligé de mettre des tarifs pour empêcher l’industrie chinoise d’écraser les concurrents européens. La montée de la globalisation de ce point de vue-là est quelque chose de difficile pour nos économies. On bénéficiait aussi d’un mode de consommation et de production qui nous amène maintenant au réchauffement climatique, à la crise écologique. Il n’est pas soutenable, on a une dette « écologique » extrêmement forte par rapport au reste du monde.
Avec cette émergence des partis extrêmes en Europe, peut-on imaginer une certaine stérilité politique, une difficulté à trouver des compromis et donc une tendance à l'inaction ?
Alors effectivement, cette polarisation accrue à travers la montée de l’extrême droite pose des problèmes importants de gouvernance. Ce qu’il faut noter sur l’inaction, c’est qu’elle est aussi du ressort des partis du centre, de centre droit et de centre gauche.
On a l’impression que le système politique classique évolue beaucoup moins que la société. La socialisation des jeunes aujourd’hui, n’a rien à voir avec celle de leurs grands-parents. Et pourtant le système politique lui-même dans sa structure n’a pas beaucoup évolué. Dans cette circonstance-là, la montée de l’extrême droite renforce encore la difficulté à transformer les choses, on le voit bien sur des enjeux aussi importants que l’unification européenne ou la transition écologique.
Comme l’explique l’économiste Mancur Olson, les mouvements collectifs ne peuvent durer que s’ils parviennent à offrir des avantages individuels. Peut-on justifier la baisse de confiance en des partis modérés par rapport à cette même thèse ?
Il est important de relativiser ce paradigme individualiste, car ses bénéfices ne sont pas toujours matériels ; ils peuvent aussi concerner l’estime de soi. En s’engageant, on a le sentiment de compter. Un politologue italien, Pizzorno, a expliqué pourquoi les gens continuent de voter. Après tout, un vote parmi des millions ne pèse pas lourd, alors pourquoi se déplacer ? Parce qu’au fond, on y croit. On a le sentiment qu’en votant, on remplit un devoir civique, qu’on contribue, même modestement, à un mouvement collectif, comme une goutte d’eau dans un grand fleuve.
Les partis centristes n'arrivent plus à fournir des réponses permettant aux citoyens de ressentir qu’ils accomplissent leur « devoir civique ». Comment les nouveaux partis parviennent-ils, eux, à relever ce défi ?
D’un côté, il y a une volonté de soutenir un sentiment que l’on appelle en France « dégagiste », qui consiste à remplacer ceux qui ont gouverné par de nouvelles figures, avec l’idée de voir ce que cela pourrait apporter. Ce sentiment, bien que perçu comme « négatif », est important. Par ailleurs, en particulier pour un parti comme le Rassemblement national, il existe une adhésion croissante à l’idée que face à la globalisation, il est impossible de faire grand-chose. Cela entraîne un repli sur soi, en désignant des boucs émissaires tels que les immigrés, perçus comme une menace pour l’emploi et la culture nationale, ou encore les élites politiques, accusées de ne gouverner que pour leur propre intérêt. Ce repli sur ce qui est proche de nous, sans aller voir plus loin,qu’il s’agisse de l’immigré ou de l’écologiste qui remet en question nos habitudes, est une manière de fuir les enjeux globaux que l’on estime hors de notre contrôle. On rejette la faute sur ce qui est juste sous nos yeux sans chercher à porter le regard plus loin.
Pensez-vous que le taux d’abstention est davantage lié à un manque de représentation des citoyens au sein des partis ou plutôt à une insatisfaction vis-à-vis du modèle européen ?
Le taux d’abstention est davantage lié à un manque de représentation par les partis ; il y a une crise plus globale du système politique, de ce côté l’insatisfaction par rapport au modèle européen pèse moins. Cependant, l’abstention n’est pas la même dans les différents scrutins (présidentiel, législatif, européen) et il est plus que probable que les électeurs pensent que l’enjeu européen est plus éloigné d’eux.
D’autant plus que les campagnes électorales au moment des élections européennes, ont été très centrées sur les questions nationales. C’est à la fois la crise du système politique institutionnel qui est la principale responsable de cette abstention importante et des enjeux particuliers. En raison de la possibilité de l’arrivée au pouvoir du Rassemblement national, en réaction, il y a eu un sursaut de mobilisation. Les élections présidentielles impliquent une participation généralement plus forte que les législatives. Par contre, les européennes fonctionnent un peu moins ; les citoyens se sentent moins concernés, quand ils ne sont pas carrément insatisfaits du modèle européen.