Objectivité ou neutralité : un débat fondamental
Le journalisme moderne vacille. Ébranlé par une défiance croissante, mis à mal par les bouleversements numériques, il se retrouve face à une question cruciale : comment regagner la confiance d’un public qui doute ? La réponse n’est ni simple ni immédiate. Mais pour Michael Karafilakis, analyste et observateur des médias, la première étape consiste à défaire une confusion tenace : croire que neutralité et objectivité sont synonymes. « La neutralité est une chimère », affirme-t-il sans ambages. Chaque choix journalistique, qu’il s’agisse de couvrir un sujet ou d’en ignorer un autre, est une prise de position implicite. Cela ne signifie pas pour autant que la recherche de neutralité doit être abandonnée. Il est plus pertinent par contre de se concentrer sur la notion d’objectivité. L’objectivité, en revanche, repose sur la capacité à rester factuel, à éviter les jugements de valeur et à offrir des perspectives éclairées. « Une presse objective, c’est une presse qui laisse au lecteur la liberté de se forger une opinion, en se concentrant sur la pertinence des faits rapportés », explique-t-il. Dans un monde saturé d’informations, réhabiliter cette discipline intellectuelle est essentiel pour contrer une défiance qui ne cesse de croître envers les médias traditionnels.
Une démocratie passive est une démocratie qui se meurt.
Désinformation : un fléau à ne pas combattre par la censure
L’ère numérique a amplifié le défi. Désormais, une fausse nouvelle peut faire le tour du monde en quelques heures, tandis que la vérité peine à s’imposer. Les réseaux sociaux, moteurs de cette frénésie, jouent un rôle ambigu : facilitateurs de débat public, ils sont aussi les vecteurs privilégiés de la manipulation. La désinformation, amplifiée par les réseaux sociaux, constitue l’un des plus grands défis contemporains. Michael Karafilakis refuse de céder à la tentation d’une censure arbitraire. Il affirme qu’il faut s’opposer fermement à une régulation liberticide. « Lutter contre la désinformation ne peut se faire au prix de la liberté d’expression », insiste-t-il.
Pourtant une censure qui ne dit pas son nom est appliquée quotidiennement : les algorythmes décident ce que les médias et journalistes arrivent à communiquer. Il met en garde contre les décisions arbitraires des plateformes numériques, qui agissent comme des juges invisibles, bannissant certains comptes ou restreignant des contenus jugés inappropriés. Les sanctions tombent et les plateformes numériques n’ont de comptes à rendre à personne. Au nom de la luttre contre la désinformation, les plateformes numériques régissent sans contre-pouvoirs et sans respect des droits fondamentaux. Pour lui, le véritable antidote à la désinformation réside dans l’éducation critique des citoyens. Il s’agit de former les générations futures à discerner le vrai du faux, à manier les outils numériques avec discernement, et à cultiver une curiosité intellectuelle qui les protège de la manipulation.
La lutte contre la désinformation ne doit jamais aboutir à la censure.
Algorithmes : arbitres invisibles d’un débat faussé
Derrière ces enjeux immédiats se cache une force plus insidieuse : les algorithmes. Invisibles, omniprésents, ils façonnent nos lectures, nos centres d’intérêt, nos opinions. « Les algorithmes influencent nos mentalités plus profondément que n’importe quel rédacteur en chef », avertit Karafilakis. Un exemple frappant illustre ce pouvoir : TikTok, plateforme universelle mais stratégiquement différenciée. En Chine, elle valorise des contenus éducatifs et inspirants ; en Occident, elle promeut majoritairement le divertissement. Ces choix ne sont pas anodins. Ils reflètent des priorités sociétales, mais aussi une volonté implicite de modeler les comportements. Pour Karafilakis, il est urgent de réguler ces outils afin de protéger l’espace public de leur influence unilatérale. Ne pas reconnaitre la puissance du « social engeneering » des plateformes numériques c’est renié l’existence même des disciplines sociales telles que la sociologie et la psychologie. Le pouvoir des algorithmes dépasse celui des médias eux-mêmes. Si un contenu ne correspond pas aux critères imposés par l’algorithme, il devient invisible. Ce mécanisme enferme les utilisateurs dans des bulles de confirmation, où leurs opinions sont renforcées sans jamais être confrontées à des idées divergentes.
Les algorithmes façonnent nos mentalités plus que n’importe quel rédacteur en chef.
Sensationnalisme et concentration des médias : des symptômes alarmants
Le journalisme sensationnaliste est souvent pointé du doigt, mais Michael Karafilakis y voit un symptôme plus qu’une cause. « Si les médias cèdent au putaclic, c’est parce qu’ils n’ont pas le choix », explique-t-il. L’effondrement des revenus publicitaires, désormais monopolisés par les plateformes numériques, oblige les rédactions à rechercher l’audience à tout prix. Ce tableau ne serait pas complet sans évoquer les difficultés économiques des médias. L’effondrement des revenus publicitaires, captés presque exclusivement par les géants du numérique, a fragilisé les rédactions. La quête effrénée d’audience a conduit certains médias à céder au sensationnalisme, au détriment de la profondeur et de la qualité. Mais Karafilakis voit dans ce phénomène un symptôme, plus qu’une cause. « Les médias sensationnalistes ne font que survivre dans un écosystème qui les contraint à l’instantanéité »,. La solution passe par une refonte du modèle économique. Pour Karafilakis, il est temps de considérer la presse comme un bien public. Une réforme ambitieuse, incluant un soutien financier à une presse indépendante, est indispensable pour préserver une démocratie vivante et diversifiée.
Une presse libre et pluraliste est le dernier rempart de la démocratie.
Vers une démocratie active et informée
Le déclin des médias n’est pas qu’un problème journalistique. Il s’agit aussi d’une question démocratique. « Une démocratie passive est une démocratie qui se meurt », résume Karafilakis Informer, éduquer, débattre : ces piliers fondamentaux sont aujourd’hui fragilisés par un désintérêt croissant des citoyens pour les enjeux de société. En filigrane de cette crise journalistique se dessine un enjeu plus vaste : la désaffection des citoyens envers les affaires publiques. Karafilakis constate avec regret une forme de désintérêt généralisé : « Si les gens ne s’intéressent plus, c’est parce qu’ils ont le sentiment que leur opinion ne changera rien. » Recréer ce lien entre citoyens et information implique une double approche : garantir un accès égalitaire à des médias de qualité, tout en ouvrant des espaces de participation où chacun peut se sentir acteur du débat. En conclusion, pour Michael Karafilakis, réformer le journalisme, c’est bien plus que sauver une profession. C’est redonner aux citoyens les clés de leur liberté. « La meilleure manière de rester libre, c’est de s’informer », résume-t-il. Une vérité simple, mais essentielle, à l’heure où se joue l’avenir même de la démocratie.
Interview réalisée par Maïlys Etchegoimberry, Lucie Vitry et Clémence Tallec