Le surtourisme : Une menace silencieuse pour nos patrimoines historiques

Comment peut-on préserver nos patrimoines historiques face au surtourisme ?

L'enjeu

Le tourisme international a connu ces dernières années une croissance exponentielle. Les flux touristiques sont à l’origine de concentrations de plus en plus fortes de touristes dans des lieux jugés attractifs, entraînant un certain nombre de dysfonctionnements et de nuisances et s’accompagnant d’un emballement médiatique autour du terme « surtourisme ».

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L'intervenant

Anne Hertzog, spécialiste en processus de patrimonialisation et enjeux territoriaux, analyse, dans un entretien pour Démos, les enjeux de la préservation du patrimoine historique face au surtourisme.

« Trop, c'est trop. » Plusieurs dizaines de milliers de manifestants ont défilé dans les hauts lieux touristiques des sept principales îles des Canaries en octobre dernier pour exiger un changement du modèle de tourisme de masse. En 2023, l’archipel a accueilli 16,2 millions de personnes, soit sept fois plus que la population locale. Aujourd’hui, la préservation du patrimoine historique représente un véritable défi pour ces habitants. Mais ils ne sont pas les seuls : partout, à travers le monde, le tourisme de masse est décrié comme une menace sérieuse sur le patrimoine historique.

Quand le tourisme devient un simple produit économique, il perd son rôle d’ouverture et de découverte de l’autre.

Comment pouvez-vous définir la notion de surtourisme ? 

On peut avoir différentes approches du surtourisme. Tout d’abord, une approche quantitative où l’on cherche à définir un trop-plein de touristes par rapport à ce qu’un site peut supporter. Dans une perspective plus politique et sociale, c’est considérer le tourisme comme trop massifié pour permettre à des lieux d’être accessibles, habitables de manière harmonieuse, avec les habitants. Il se manifeste par les transformations économiques, commerciales et sociales des territoires. Cependant, cette notion est très débattue. Il n’y a pas de valeur absolue, compte tenu de la grande diversité des sites et de leur inégale vulnérabilité. Un critère peut être par exemple le taux de logements touristiques dépasse les logements habités, mais c’est une définition parmi d’autres.

On peut également adopter une approche qualitative. C’est un tourisme qui aux yeux de beaucoup n’est pas souhaitable en raison des impacts insoutenables qu’il suscite sur un lieu ou un paysage. Le tourisme apparaît alors comme déplacé. Par exemple, certains chercheurs perçoivent le tourisme en Antarctique par des compagnies de croisières comme relativement peu impactant en raison de la faiblesse des flux, lorsque d’autres y voient déjà la marque d’un surtourisme intrusif et source de pollution dans un environnement extrêmement vulnérable en raison du changement climatique.

Il est intéressant de replacer cette notion dans le dans le temps long du tourisme et de la critique qu’a suscité cette pratique depuis son développement au cours du 19 e siècle. « Biarritz ne sera plus Biarritz », disait Victor Hugo, qui critiquait la massification des voyageurs et le développement des hôtels dans la ville. Les travaux de Jean-Didier Urbain et des géographes Rémi Knafou ou Jean Christophe Gay insistent bien sur l’ancienneté de ces phénomènes de mettent également en avant cette tradition tourismophobe et touristophobe qui s’inscrit dans le mépris de classe au XIXe siècle dont la notion de surtourisme serait l’expression contemporaine.

Quels lieux sont les plus touchés ? 

Aujourd’hui, cette notion est plus appliquée aux lieux de patrimoine culturel urbain. On observe une géographie du tourisme ultraconcentrée dans certaines villes comme Barcelone, Amsterdam, Venise ou Dubrovnik. Ces lieux ont évolué sous la pression du tourisme et se sont recomposés, devenant des espaces parfois invivables pour les habitants. Les lieux fragiles sont aussi les plus touchés, comme les littoraux, la haute montagne… Les lieux les plus inaccessibles sont devenus des espaces touristiques. De par la fragilité de ces espaces, dès qu’il y a du tourisme, certains acteurs considèrent cela comme du surtoutisme.

Lorsqu’on pense à la préservation du patrimoine, l’UNESCO est le premier organisme qui nous vient à l’esprit. Y en a-t-il d’autres ?

Oui, il y a d’autres acteurs mobilisés à différentes échelles. L’UNESCO, à l’échelle mondiale, peut classer le patrimoine menacé par le surtourisme sur sa liste du patrimoine en péril. Il y a aussi l’ONU Tourisme qui impulse des politiques touristiques à l’échelle mondiale, déclinées également à l’échelle locale, et qui promeut un tourisme durable. Ensuite, l’État et les collectivités territoriales peuvent agir par la création de sites protégés, par exemple. Plusieurs politiques publiques permettent aussi de lutter contre le surtourisme. À Venise, par exemple, on a songé à mettre en place une taxe pour les visiteurs de courte durée. À Marseille, on contrôle les flux dans les calanques par une inscription et une réservation préalable. D’autres politiques visant à réguler les systèmes de location de tourisme comme la plateforme Airbnb, par exemple, en limitant la location des logements touristiques.

Quel est le rôle de la société civile ? Joue-t-elle un rôle ?

Bien sûr ! La participation des habitants est au cœur de la préservation du patrimoine. Depuis les années 70, on observe une explosion des associations de sauvegarde et de préservation, de fouilles et de recherches d’histoire locale. À Venise, les manifestations contre les croisières touristiques ont exprimé la mobilisation de certains habitants en faveur de la préservation de leur espace de vie et d’un patrimoine urbain fragile. À Barcelone, par exemple, Jaume Collboni, le maire élu en 2023, se revendique en faveur d’une régulation du tourisme, et a inclus  dans son programme la réduction du tourisme dans sa ville.

Ces mesures ne rendent-elles pas le patrimoine antidémocratique ? 

C’est vrai qu’elles interrogent sur le plan social. Aujourd’hui, le concept central des nouvelles politiques touristiques vise un tourisme de qualité et passe par l’augmentation des tarifs. Il faut donc prendre garde à ce que les pratiques de visites du patrimoine ne deviennent pas socialement plus sélectives et moins inclusives. Cela pose un problème d’accès aux espaces publics. On peut craindre le retour d’une forme de tourisme élitiste économique. Cela appelle à des réflexions sur de nouveaux modèles de développement touristique conciliant accueil et soutenabilité.

Les mises en place de ces mesures pour endiguer le surtourisme voient le jour un peu partout. Mais vous semblent-elles suffisantes ? 

Non. en raison de la complexité de ce que les géographes comme Rémi Knafou ont appelé les systèmes touristiques, qui s’inscrivent toujours dans des systèmes économiques et politiques multiscalaires et impliquant une grande diversité d’acteurs aux intérêts divergents.

Les intérêts des grandes industries, pétrolières notamment, entrent en contradiction avec la volonté des populations et des peuples autochtones. Les mesures sont donc limitées par des intérêts économiques. À Haïti, par exemple, un des pays les plus pauvres du monde, des enclaves littorales sont réservées aux grandes compagnies de croisières nord-américaines qui dépossèdent les territoires des Haïtiens, lesquels n’ont alors plus accès aux domaines de pêche.

Et il y a d’autres cas. Les Seychelles, par exemple, forment un écosystème fragilisé par la montée généralisée des eaux. Les flux, bien que limités, sont insupportables pour l’archipel qui ne peut gérer tous les déchets. Les régimes autoritaires qui sont à la tête de ces territoires verrouillent l’économie et la politique. Parce que leur orientation les maintient au pouvoir, ils ne sont pas prêts à renoncer aux retombées de ce surtourisme. À mon sens, il faut sortir du paradigme capitaliste pour proposer des formes d’économies touristiques durables et soutenables qui puissent bénéficier au territoire.

Comment peut-on agir concrètement pour préserver le patrimoine face au surtourisme ?

Aujourd’hui, le concept de tourisme de qualité est au cœur des nouvelles politiques touristiques de beaucoup de pays. On cherche à éduquer les visiteurs à de nouvelles formes de comportements individuels et collectifs, comme leur mode de consommation, la gestion de leur empreinte carbone ou de leurs déchets.

Mais pour avoir un réel impact, il faut que les retombées liées au tourisme concernent les communautés locales. On voit, à cet effet, des initiatives locales émerger,  se développer, autour d’initiatives alternatives comme Fairbnb, sorte d’alternative à Airbnb ancrée dans l’économie sociale et solidairecomme le logement des touristes chez l’habitant plutôt que dans des hôtels ou Airbnb. À Marseille par exemple, la coopérative Hôtel du Nord vise à transformer l’image de certains quartiers nord de la ville en promouvant l’hospitalité des habitants. Elle fait ainsi retomber directement les bénéfices sur les collectivités locales.

La dimension culturelle du tourisme est également cruciale. L’accueil des touristes par des communautés autochtones peut constituer un enjeu économique non négligeable pour ces dernières si elles gardent la maîtrise du processus et des retombées du tourisme y compris sur leur environnement de vie, tout en favorisant l’idée de rencontre interculturelle. 

Le tourisme, qui permet des espaces d’ouverture à l’altérité et de découverte du monde, n’est pas un phénomène social et politique négatif en soi. C’est seulement lorsqu’il est proposé comme un produit uniquement économique à but de rentabilité, lorsqu’il devient socialement sélectif ou qu’il s’accompagne d’une exploitation de l’autre et des ressources, comme l’eau ou les forêts, qu’il s’avère problématique.

Doit-on favoriser le tourisme humanitaire et solidaire ? 

À mon sens, oui,  à condition qu’il évite les formes de domination ou de dépossession qui sont parfois inhérentes à ce type de tourisme, dont il est complexe de définir les contours.  Derrière ces formes de tourisme positif, se cachent parfois des impacts négatifs pour les sociétés locales, alors même qu’on pourrait y voir un tourisme transformateur et un levier de développement pour les sociétés. Par exemple, nombre de jeunes, essentiellement issus des pays des Nords, qui partent enseigner ou construire des infrastructures dans certains régions des pays des Suds n’ont pas toujours de formation adéquate pour des pratiques de « solidarité » qui en réalité requièrent des compétences professionnelles Sans compter les emplois que pourraient exercer de manière durable les habitants s’ils étaient formés. Ces locaux restent passifs vis-à-vis de ces programmes qui ne les aident pas réellement. Ces formes de tourisme humanitaire sont commercialisées par de grands groupes et n’ont pas de réel projet de développement à long terme. La critique contemporaine du tourisme humanitaire, parfois vu comme une forme de néocolonialisme, s’inscrit dans la remise en question des modèles de développement héritées du passé.

Y a-t-il un véritable risque de destruction du patrimoine avec le surtourisme ? 

Le surtourisme peut être considéré comme une menace dans la mesure où on adapte une tradition locale à la demande  touristique massifiée. Nombre de chercheurs ont montré la décontextualisation et la spectacularisation de certaines pratiques culturelles locales à travers leur transformation en produit touristique, même s’ils mettent aussi en garde contre l’essentialisation des cultures. On peut par exemple citer le cas de spectacles de derviches tourneurs en Turquie, décontextualisés et transformés pour le tourisme alors que ces danses, avant tout rituelles et religieuses, sont pratiquées pour donner accès à une forme de transcendance. Par exemple en Turquie, les spectacles de derviches tourneurs sont complètement décontextualisés et dénaturés. Initialement, les danses rituelles et religieuses qu’ils effectuent, donnent accès à la transcendance. Aujourd’hui, les danseurs ne sont plus des derviches tourneurs, et ils pratiquent leur danse dans des lieux inadaptés. Il y a là une dénaturation du patrimoine. Mais paradoxalement, le tourisme permet de mettre en valeur et sauvegarder cette danse rituelle. Se pose alors la question de son authenticité puisqu’elle est dénaturée. 

Avec la croissance soutenue de la population mondiale, le surtourisme tend à évoluer. Qu’en sera-t-il dans 10 à 20 ans ?

La relation entre croissance démographique et surtourisme est à relativiser, car les régions où la croissance démographique est la plus forte ne sont pas des régions émettrices de touristes. Pour en être une, l’Europe est au contraire en décroissance. Dans une certaine mesure, on peut penser que les concentrations géographiques actuelles de tourisme sur les littoraux et dans les espaces urbains vont se poursuivre, dans grandes régions touristiques.  mais on constate une régionalisation des flux. En Chine par exemple, on observe déjà le développement d’un tourisme domestique en direction des pays voisins. Par ailleurs, dans d’autres régions du monde comme l’Europe, on observe de formes de relocalisations du tourisme aux échelles nationales, associées à la recherche par un nombre grandissant de touristes d’environnements moins massivement fréquentés., qui résulte d’un enjeu écologique et économique. Et ce n’est qu’un exemple parmi d’autres.

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