La démocratie représentative ne suffit plus à elle seule

Peut-on envisager une démocratie continue mêlant élections, participation et tirage au sort ?

L'enjeu

Alors que la participation électorale s’effondre et que les mobilisations sociales expriment une demande toujours plus forte de démocratie directe, la France traverse une crise démocratique aux multiples facettes. Représentativité affaiblie, procédures opaques, institutions figées : les signaux d’alerte se multiplient. Face à ce constat, Dorian Dreuil, spécialiste de l’engagement citoyen, propose de repenser en profondeur les modalités de participation démocratique.

L'intervenant

Dorian Dreuil est membre de l’Observatoire de la vie politique de la Fondation Jean-Jaurès, porte-parole du collectif Démocratie ouverte et co-président de l’association A Voté, qui milite pour l’inclusion électorale. Spécialiste de la participation citoyenne, il a publié Plaidoyer pour l’engagement citoyen (2019) et Rendre les doléances – Enquête sur la parole confisquée des Français (2022). Dans ses travaux comme dans son engagement, il interroge les limites de notre démocratie représentative et explore les nouvelles formes d’implication civique.

Au fil des dernières années, les phénomènes d’abstention, de remise en question des formes traditionnelles de représentation et de recherche d’alternatives participatives se sont installés durablement dans le paysage politique français. Loin de se limiter à des réactions conjoncturelles, ces dynamiques traduisent une transformation plus profonde des attentes citoyennes vis-à-vis des mécanismes démocratiques.

Depuis plusieurs années, la défiance envers les institutions ne cesse de croître. À quoi attribuez-vous cette perte de confiance dans la représentation politique ?

Les causes sont multiples et s’inscrivent dans une temporalité longue. Ce phénomène ne date pas seulement de ces dernières années. Il est très bien documenté dans des travaux comme La démocratie de l’abstention de Jean-Yves Dormagen et Céline Braconnier. On y observe une conjonction de signaux faibles qui, au fil du temps, se sont transformés en signaux forts : d’un côté, la hausse continue de l’abstention à chaque scrutin depuis quarante ans ; de l’autre, une baisse structurelle de la confiance des Français dans les institutions politiques.

À cela s’ajoute un profond sentiment de déconnexion entre le personnel politique et la diversité des idées qui traversent aujourd’hui la société. On assiste aussi à une mutation des aspirations démocratiques, avec l’émergence de nouvelles manières d’envisager la participation à la vie publique. Ces aspirations entrent en décalage avec notre architecture institutionnelle actuelle.

Enfin, un élément central réside dans ce que j’appelle le choc des légitimités. On assiste à une cohabitation – parfois conflictuelle – entre trois formes de légitimité démocratique : une légitimité institutionnelle, fondée sur l’élection ; une légitimité sociale, incarnée par les corps intermédiaires, les syndicats ou les mobilisations citoyennes ; et une légitimité citoyenne, issue du savoir d’usage, de l’expertise profane, et de la volonté des individus de contribuer aux décisions qui les concernent. Or, ces trois légitimités dialoguent de moins en moins. Ce déficit de dialogue crée un climat de défiance vis-à-vis des institutions politiques.

On a justement observé, à travers les mobilisations des gilets jaunes ou contre la réforme des retraites, une demande croissante de participation citoyenne. Que faut-il faire pour y répondre ?

Il faut d’abord reconnaître que ces mouvements, bien qu’issus de colères sociales ou politiques, convergent vers une même interrogation démocratique. La crise des gilets jaunes comme celle de la réforme des retraites ont révélé un malaise démocratique profond. Dans les deux cas, après une première phase de mobilisation sociale ou syndicale, on observe un basculement vers des revendications institutionnelles.

L’enquête du CEVIPOF de janvier 2023 est éclairante à cet égard : la confiance dans les institutions revient à son niveau de 2018, en amont du déclenchement du mouvement des gilets jaunes. Lorsqu’a été utilisé l’article 49.3 dans le cadre de la réforme des retraites, cela a suscité un regain de mobilisation, notamment parmi des jeunes ou des primo-manifestants. Ce n’était plus tant la réforme elle-même qui cristallisait les oppositions, mais bien les modalités du débat parlementaire – jugées altérées, voire contournées.

Cette situation illustre l’émergence d’un nouveau front démocratique. On ne demande plus seulement une reconnaissance sociale ou politique, mais aussi une réforme structurelle de notre démocratie. Et cette réforme passe par une refonte institutionnelle.

Comment cette refonte pourrait-elle s’organiser concrètement ?

Avec plusieurs organisations, dont la Fondation Jean-Jaurès, Démocratie Ouverte, Agoralab et Mieux Voter, nous avons proposé une feuille de route en trois étapes dans une note intitulée Malaises démocratiques : comment sortir de la crise ?.

La première étape consisterait en une large consultation nationale, sur le modèle d’États généraux de la démocratie. L’objectif serait d’interroger collectivement notre manière de concevoir la participation citoyenne et le rôle des institutions.

La deuxième étape serait une convention citoyenne mixte – c’est-à-dire composée à la fois de citoyens tirés au sort et de représentants de la société civile – pour élaborer des propositions concrètes de réforme démocratique.

Enfin, la troisième étape consisterait à faire valider cette refondation par la souveraineté populaire, c’est-à-dire par référendum. À ce stade, il serait même pertinent d’expérimenter des modalités de vote plus nuancées que le classique « oui/non », en s’inspirant de systèmes à jugement majoritaire, permettant aux électeurs d’exprimer un avis plus fin sur des sujets complexes.

Mais au-delà des institutions, c’est tout le processus démocratique qui semble en crise. Comment agir à plus grande échelle ?

Il faut envisager une transformation systémique. Cela commence dès la constitution du corps électoral. Par exemple, la question de la malinscription est un frein massif à la participation. Être inscrit dans un bureau de vote éloigné de son lieu de résidence principale augmente de trois fois le risque de s’abstenir. En France, près de 7,8 millions de personnes sont concernées, auxquelles il faut ajouter 4 à 5 millions de non-inscrits. Au total, c’est près d’un électeur sur quatre qui est éloigné du vote pour des raisons administratives.

Avec le collectif À Voté, nous avons travaillé sur ces enjeux. Mais au-delà, c’est toute la chaîne démocratique qu’il faut réinventer : depuis l’inscription jusqu’au vote, en passant par de nouvelles formes de délibération ou de participation citoyenne.

Justement, lorsque vous évoquez la reconstruction du corps électoral, le tirage au sort peut-il constituer un levier efficace pour rénover la démocratie ?

Oui, cette question du tirage au sort est intéressante, notamment parce qu’elle fait un retour remarqué dans le débat public, bien qu’elle soit en réalité très ancienne. Aux origines de la démocratie athénienne, Platon et Aristote débattaient déjà des mérites respectifs du tirage au sort et de l’élection. Il y avait alors cette idée fondatrice : pour accepter d’être gouverné, il fallait pouvoir espérer l’être un jour à son tour. Il y avait une forme de réciprocité entre être gouvernant et être gouverné, qui structurait l’horizon démocratique.

Quand on regarde notre propre histoire institutionnelle sur le temps long, on observe que la démocratie élective est une construction assez récente. Et cela mérite qu’on sorte aujourd’hui de l’idée selon laquelle il n’existerait qu’une seule forme de démocratie, qu’un seul modèle légitime : celui de la démocratie représentative fondée exclusivement sur l’élection. Il est temps d’imaginer une démocratie plurielle, continue, qui intègre également les dimensions sociale, participative et délibérative.

Dans cette perspective, le tirage au sort peut constituer un outil complémentaire. Il ne s’agit pas de substituer un modèle à un autre, mais de les articuler pour renforcer la légitimité des processus. Le tirage au sort peut enrichir la représentativité d’une assemblée, notamment en allant chercher des profils que les logiques électorales classiques ont du mal à faire émerger. Le philosophe Paul Ricœur disait d’ailleurs que nos démocraties électives étaient inachevées, incomplètement représentatives. Le tirage au sort peut justement contribuer à réparer cette incomplétude.

Mais précisément, tirer au sort des citoyens suppose que tout un chacun se sente légitime pour participer. Or, comme le montre le sociologue Daniel Gaxie, les publics les plus précarisés développent souvent un « sens caché », une forme d’auto-censure politique. Comment intégrer ces publics à la vie démocratique ?

C’est une question centrale. Le livre de Daniel Gaxie met bien en lumière ce paradoxe : ceux qui auraient le plus besoin de la politique sont aussi ceux qui en sont le plus éloignés, faute de ressources, de confiance, parfois même de sentiment de légitimité à participer. Ce phénomène d’auto-exclusion ou d’inhibition démocratique est une vraie problématique pour tous les dispositifs démocratiques, qu’ils soient électifs ou participatifs.

L’un des enjeux majeurs, c’est d’éviter ce que j’appelle « les toujours les mêmes » : ces dispositifs qui, sans le vouloir, ne rassemblent que des citoyens déjà engagés, déjà formés, déjà à l’aise avec les codes. Pour corriger cela, il faut adopter une logique d’« aller vers » : c’est-à-dire ne pas attendre que les citoyens viennent à la démocratie, mais faire en sorte que la démocratie vienne à eux. Cela suppose un changement de regard sur les abstentionnistes, les non-participants. Plutôt que de les culpabiliser, il faut s’interroger sur ce que leur non-participation révèle de nos systèmes actuels.

Il s’agit donc de renverser la charge de la preuve : ce n’est pas à l’abstentionniste de justifier son absence, mais à l’institution de se rendre plus accessible, plus inclusive, plus engageante. Cela passe par des démarches de proximité, d’écoute, mais aussi par une redéfinition de la démocratie comme espace de convivialité.

C’est pourquoi je parle souvent de « pop-démocratie », en écho aux travaux de Franck Escubès. Il s’agit de redonner un caractère joyeux, vivant, festif à la participation. Faire en sorte que le vote, un conseil de quartier, une assemblée citoyenne ou un engagement associatif deviennent des moments enthousiasmants. Il faut sortir la démocratie de sa gravité institutionnelle et lui redonner une portée populaire et désirée.

Ce qui renvoie à des expériences comme le Grand Débat national ou la Convention citoyenne pour le climat. Elles ont suscité un regain d’intérêt, mais aussi une certaine frustration sur l’impact réel de ces démarches. Comment éviter leur instrumentalisation ?

C’est tout le paradoxe du premier quinquennat d’Emmanuel Macron. On a vu naître des innovations démocratiques fortes – le Grand Débat, la Convention citoyenne – qui ne figuraient pas dans l’ADN institutionnel de la Ve République. Ces dispositifs ont permis une mobilisation massive, une participation inédite : près de deux millions de contributions pour le Grand Débat, une dynamique médiatique et sociale très forte pour la Convention climat.

Mais ce qui pose problème, c’est le « dernier kilomètre », c’est-à-dire la manière dont ces initiatives sont traduites politiquement. Pour le Grand Débat, que reste-t-il aujourd’hui ? Où sont passés les cahiers de doléances ? Pour la Convention climat, on se souvient des fameux « jokers » présidentiels, du filtre finalement imposé aux propositions citoyennes.

Ces expériences ont prouvé que les citoyens pouvaient produire du consensus sur des sujets complexes, mais elles ont aussi montré les limites du lien entre participation et décision. La clé, pour éviter toute instrumentalisation, c’est d’institutionnaliser ces démarches. Il faut qu’elles soient encadrées juridiquement, qu’on sache qui les déclenche, sur quels sujets, avec quels moyens, selon quelles modalités, et surtout avec quels engagements en retour. La Belgique francophone, avec ses commissions délibératives mixtes – composées d’élus et de citoyens tirés au sort – offre à ce titre un exemple très stimulant.

L’idée, c’est de construire un continuum entre participation citoyenne et décision politique, avec une obligation de redevabilité : les élus doivent justifier ce qu’ils reprennent ou non des propositions issues de ces démarches.

Vous insistez sur l’importance de la méthode. Est-ce que cela implique que l’échelle locale serait la plus adaptée pour faire vivre cette démocratie participative ?

L’échelle locale est effectivement un terreau fertile pour l’expérimentation démocratique. Beaucoup d’outils participatifs y sont déjà déployés avec un certain succès : budgets participatifs, jurys citoyens, conseils de quartier… C’est souvent à cette échelle qu’on parvient à créer de la proximité, de la confiance, de l’adhésion.

Mais ce n’est pas une fatalité : il ne faut pas renoncer à penser une participation à des échelles plus larges. On peut tout à fait imaginer une montée en généralité de ces pratiques. Le cas du Portugal est emblématique : ce pays a mis en place un budget participatif à l’échelle nationale. Rien n’interdit, en France, d’ouvrir par exemple une partie du projet de loi de finances à une consultation citoyenne. Pourquoi le budget de l’État devrait-il être exclusivement entre les mains des technostructures et des élus ? On peut très bien en faire un objet de débat public.

Cela suppose bien sûr des méthodes, une ingénierie de la participation, une volonté politique forte, mais ce n’est pas irréaliste. Ce que l’on constate aujourd’hui, c’est qu’il existe une vraie vitalité démocratique au niveau local, mais que cette vitalité est inégalement répartie. Certaines collectivités jouent le jeu, d’autres moins. C’est pourquoi il est urgent d’institutionnaliser un socle commun de qualité démocratique.

On pourrait imaginer, par exemple, une charte nationale de la participation citoyenne, assortie de critères de transparence, de représentativité, de suivi, d’impact. Cela permettrait d’éviter le « participation washing », ces démarches qui s’affichent comme participatives mais qui, dans les faits, ne débouchent sur rien. La qualité démocratique ne peut pas être laissée au bon vouloir des acteurs : elle doit être encadrée, garantie, promue à tous les niveaux de la République.

Une dernière question : vous avez mentionné plusieurs fois la nécessité d’un renouveau démocratique. Peut-on dire que nous vivons une forme de transition démocratique ?

Oui, je le crois profondément. Nous sommes à un moment charnière. Les signaux sont là : hausse de l’abstention, défiance généralisée, montée des colères sociales, mobilisation hors des canaux traditionnels… Tout cela indique que le contrat démocratique tel qu’il a été conçu sous la Ve République s’épuise.

Mais ce n’est pas une fatalité. Ce que je trouve porteur d’espoir, c’est que la société, elle, n’est pas désintéressée par la démocratie. Elle veut en faire. Elle veut y contribuer. Simplement, elle ne se reconnaît plus dans les formes figées et verticales du pouvoir. Elle attend de nouveaux modes d’expression, de nouveaux équilibres, une meilleure répartition de la parole et du pouvoir.

La transition démocratique, ce n’est pas une rupture avec la représentation, c’est un dépassement. C’est le passage d’une démocratie élective limitée à une démocratie complète, qui intègre la participation, la délibération, la co-construction. Cela suppose de remettre à plat notre manière de concevoir la légitimité politique. Cela suppose aussi, et surtout, d’avoir confiance dans les citoyens.

Je crois que c’est cela, le véritable enjeu : reconstruire une confiance réciproque entre les institutions et la société. Et cette reconstruction ne pourra se faire que si on accepte de partager le pouvoir. Pas symboliquement. Concrètement.

Propos receuillis par Corentin Lescot, Elsa Delain, Paul Chambellant et Gabriel Chuepo

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