« Hiroshima mon amour » : la mémoire en lutte contre l’oubli

En quoi l’œuvre de Marguerite Duras et d’Alain Resnais est-elle une illustration du conflit entre l’oubli et la mémoire ?

« Hiroshima mon amour » : la mémoire en lutte contre l’oubli

En quoi l’œuvre de Marguerite Duras et d’Alain Resnais est-elle une illustration du conflit entre l’oubli et la mémoire ?

Hiroshima, 1957. Une actrice française, sur le point de terminer le tournage d’un film sur la paix, s’abandonne dans une liaison éphémère avec un architecte japonais. Leur rencontre, ancrée dans une ville marquée par l’horreur du passé, devient le théâtre d’une réflexion poignante sur la mémoire et l’oubli, à la croisée des récits individuels et historiques.

Le scénario de Marguerite Duras, sublimé par la mise en scène d’Alain Resnais, déploie une narration où le temps, les souvenirs et les traumatismes se superposent. Dès les premières minutes du film, les images des corps mutilés par le bombardement nucléaire se mêlent aux récits personnels, inscrivant la mémoire collective dans l’intimité des protagonistes. Cette confrontation entre mémoire et oubli prend vie à travers le dialogue récurrent et obsédant des personnages principaux. La Française, en quête de souvenirs, affirme avoir tout vu à Hiroshima, tandis que le Japonais lui rappelle qu’elle n’a rien vu. Cette opposition révèle la complexité de l’acte de se souvenir : est-il possible d’appréhender pleinement une tragédie que l’on n’a pas vécue ?

Dates et événementsChiffres clés
6 août 1945 : Bombardement nucléaire sur Hiroshima.140 000 morts : estimation des victimes directes.
1957 : Tournage du film dans Hiroshima post-conflit.0,4 % : proportion des survivants de Hiroshima vivant en 1957.
1959 : Sortie de « Hiroshima mon amour ».30 pays : diffusion internationale à la sortie.
1960 : Début des débats sur la mémoire collective au Japon et en France.25 % : réduction des survivants capables de témoigner en 1960.

La lutte entre la mémoire et l’oubli constitue une dynamique omniprésente dans l’œuvre. Marguerite Duras et Alain Resnais utilisent les dialogues, empreints de répétitions et d’obsessions, comme une incantation visant à capturer l’essence insaisissable du temps. Marie-Claire Ropars-Wuillemier décrit ces échanges comme un chant, où chaque mot reflète une tentative désespérée d’échapper à l’érosion de la mémoire. Cette obsession du temps, palpable dans le récit, révèle une vérité universelle : la mémoire, qu’elle soit personnelle ou collective, est toujours imparfaite.

Une mémoire fragmentée entre l’Histoire et l’intime

À travers les récits de la jeune femme sur son ancien amour allemand et les souvenirs d’Hiroshima évoqués par le Japonais, l’œuvre démontre que la mémoire individuelle est inextricablement liée aux événements historiques. La Française cherche à se rappeler son premier amour perdu pendant la guerre, tandis que le Japonais, lui, ne peut se défaire de la mémoire collective de la bombe. Duras complexifie cette relation en brouillant les lignes entre l’ancien et le nouvel amant : dans une scène poignante, la Française interpelle le Japonais comme s’il était son ancien amant allemand. Ce phénomène de prosopopée incarne le besoin presque vital de revivre les souvenirs, même au prix de leur altération.

La mémoire devient ici un champ de bataille, où l’individuel et le collectif s’affrontent dans une quête incessante de sens.

Si le personnage féminin incarne une lutte active contre l’oubli, le personnage masculin illustre un paradoxe : bien qu’il soit marqué par Hiroshima, il aspire à une « mémoire inconsolable », tout en admettant son incapacité à échapper à l’oubli. Cette tension trouve son apogée dans la phrase du Japonais : « Comme toi j’ai désiré avoir une inconsolable mémoire, comme toi j’ai oublié. » Cette déclaration, à la fois intime et universelle, résume l’ambiguïté fondamentale de l’œuvre. Tandis que les souvenirs de la Française semblent artificiels et fabriqués, ceux du Japonais, bien que profondément ancrés, sont inexorablement effacés par le temps.

Alain Resnais, connu pour son travail sur la mémoire dans des œuvres comme Nuit et Brouillard, s’appuie dans Hiroshima mon amour sur un montage visuel qui alterne entre des images d’archives historiques et des plans intimes. Ces images, qui montrent les horreurs du bombardement nucléaire, ne sont pas qu’un rappel des faits : elles incarnent la persistance des traumatismes dans l’inconscient collectif. Les brûlures sur les corps, les décombres, les regards des survivants hantent autant le spectateur que les personnages. Resnais ne propose pas de simples illustrations mais un langage visuel où la mémoire de l’Histoire s’impose avec force.

Le temps, ennemi de la mémoire

La répétition des images participe à l’hypermnésie, cette mémoire exacerbée qui consume le Japonais, tout en soulignant l’incapacité de la Française à ressentir pleinement le poids de l’Histoire. Ce déséquilibre mémoriel, déjà perceptible dans leurs dialogues, est amplifié par l’usage d’images contrastées : des souvenirs vivants pour l’un, des souvenirs fabriqués pour l’autre. Marguerite Duras met ainsi en lumière une vérité essentielle : la mémoire, loin d’être universelle, est toujours conditionnée par l’expérience personnelle et le contexte culturel.

La relation entre les deux protagonistes n’est pas une simple aventure éphémère. Elle sert de médium à une exploration profonde de la mémoire et de l’oubli. Pour la Française, l’amour devient un acte de réminiscence, une manière de convoquer son passé avec l’amant allemand. Cette confusion entre les deux hommes, où elle s’adresse parfois au Japonais comme s’il était l’Allemand, reflète une lutte intérieure : celle de vouloir revivre un amour perdu tout en cherchant à échapper aux blessures qu’il a laissées.

L’amour, chez Duras et Resnais, n’est pas un refuge, mais un miroir des blessures de la mémoire.

Chez le Japonais, l’amour semble également lié au souvenir, mais d’une manière opposée. Bien qu’il soit marqué par l’histoire d’Hiroshima, son lien avec la Française devient un espace où il peut exprimer son désir d’oublier. Cette dualité, où l’un cherche à se souvenir tandis que l’autre tente d’échapper à sa mémoire, donne à leur liaison une intensité unique. Pourtant, leur histoire est condamnée, comme le souligne Duras : leur aventure ne peut s’inscrire dans un « monde ordonné », car elle est intrinsèquement liée à un chaos émotionnel et historique.

La structure temporelle de Hiroshima mon amour est volontairement non linéaire. Les souvenirs se mêlent au présent, brouillant les frontières entre ce qui est vécu, imaginé, et appris. Le passé, bien qu’il soit omniprésent, demeure insaisissable. La Française, dans ses efforts pour se souvenir, se heurte à des bribes d’images et d’émotions qu’elle ne peut reconstituer. Le Japonais, quant à lui, est prisonnier d’un passé qu’il ne peut fuir. Ce décalage temporel souligne une vérité fondamentale : le temps agit à la fois comme un ennemi de la mémoire et comme un allié de l’oubli.

Crédits photo : affiche film

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